"Justice et biens spoliés" : allocution du premier président de la Cour de cassation
Published on 10/12/2025
Le 4 décembre 2025, en Grand'chambre de la Cour de cassation, s'est tenu le colloque "Justice et biens spoliés : 80 ans après l’Ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945". Retrouver ci-dessous l'allocution d’ouverture du colloque prononcée par le premier président de la Cour de cassation, Monsieur Christophe Soulard.
Madame la présidente de la commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS),
Mesdames et Messieurs les membres de la commission,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
Je vous souhaite la bienvenue à la Cour de cassation, dans cette Grand’chambre, où s’ouvrent aujourd’hui les travaux consacrés à la justice et aux biens spoliés.
Ce colloque marque le quatre-vingtième anniversaire d’une ordonnance qui, au lendemain de la guerre, a permis de répondre à une des atteintes les plus graves portées aux êtres humains mais aussi au patrimoine des personnes victimes. Ce texte demeure, encore aujourd’hui, un repère essentiel de notre ordre juridique.
Il est des moments de l’histoire où la violence ne se contente pas d’ôter la vie : elle cherche à effacer l’existence. Voler un bien, ce n’est pas seulement saisir un objet ; c’est atteindre une personne dans ce qu’elle possède, dans ce qu’elle a construit, hérité ou aimé. C’est rompre ce que Paul Ricœur appelait « l’identité narrative » , faite d’histoires, de lieux et de mémoire.
Dès lors, le droit contribue à restaurer la dignité de ceux qui ont été privés de leur humanité.
Adoptée dans le contexte de l’après-guerre, l’ordonnance du 21 avril 1945 constitue un dispositif juridique destiné à traiter les actes de spoliation commis sous l’Occupation.
Elle confère ainsi à la justice un rôle déterminant dans la réparation, en donnant force normative à la nullité des actes de spoliation et en permettant aux personnes spoliées de disposer d’un véritable instrument d’action en restitution, tout en précisant les conditions d’exercice de ce droit.
Par sa cohérence et sa longévité, elle illustre la capacité du droit à organiser la réparation des atteintes commises dans des circonstances exceptionnelles. Huit décennies après son adoption, l’esprit de ce texte demeure vivant dans notre droit, notre jurisprudence et notre mémoire collective.
Pour comprendre sa portée, il est essentiel de rappeler le contexte historique et législatif dans lequel elle a vu le jour.
Entre 1940 et 1944, le régime de Vichy a mis en place une série de textes d’exception destinés à exclure les juifs de la vie économique, sociale et culturelle. La loi du 22 juillet 1941, qui concernait les entreprises, biens et valeurs appartenant aux juifs, a joué un rôle central dans la politique de spoliation organisée sous l’impulsion de l’occupant allemand et mise en œuvre par le gouvernement de Vichy.
La dépossession s’est déployée à travers différentes mesures : confiscation d’entreprises, saisie d’œuvres d’art, privation de propriétés et de moyens de subsistance, au seul motif d’une appartenance réelle ou supposée à une confession. Ce dispositif a organisé, de manière systématique, le démantèlement économique et patrimonial de milliers de familles juives.
À la Libération, le Gouvernement provisoire s’est attaché à rétablir la légalité républicaine et à réparer ces spoliations. Il ne suffisait pas de déclarer nuls les actes commis sous l’Occupation ; il fallait également des mesures effectives pour restituer les biens aux victimes.
Ce mouvement avait trouvé sa première expression dans la Déclaration de Londres, du 5 janvier 1943, par laquelle nombre de pays, dont la France, par la voix du Comité national français, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ont manifesté leur souhait de priver de tout effet les mesures de spoliation .
Ce fut ensuite l’ordonnance du 12 novembre 1943 , adoptée par le Comité français de libération nationale, qui mit en œuvre ce principe sur notre territoire.
Un an plus tard, a été créée une commission nommée Commission de récupération artistique (CRA), chargée des recherches relatives à la récupération des œuvres d’art spoliées, en liaison avec l’Office des biens et intérêts privés, qui en assure la restitution. Cette commission, qui s’est réunie jusqu’en décembre 1949, a permis le retour en France de 61 233 objets dont plus de 45 000 objets qui ont été restitués à leurs propriétaires légitimes ou à leurs ayants droits.
L’ordonnance du 21 avril 1945 permit de mettre en œuvre de manière complète et cohérente ces principes.
L’article premier prévoit la nullité de plein droit des actes de spoliation, tandis que les articles suivants précisent les conséquences de cette nullité sur les charges, obligations et fruits du bien, ainsi que sur les actes accomplis par les acquéreurs successifs.
L’article 11 instaure une présomption importante : tout acte accompli sous l’Occupation est présumé réalisé sous la contrainte de la violence. Par cette construction, l’ordonnance assure un cadre solide pour permettre aux personnes lésées d’obtenir la restitution de leurs biens.
Son application a d’ailleurs connu, au fil du temps, un prolongement significatif à travers plusieurs dispositifs complémentaires. En 1949, la création des Musées Nationaux Récupération (MNR) a marqué la volonté de l’État de conserver, identifier et restituer les œuvres d’art spoliées. Ce travail, mené sous l’empire du décret du 30 septembre 1949, permit de dresser un inventaire spécifique des œuvres récupérées à l’issue des opérations de restitution artistique.
Dans ce cadre, Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de Paume pendant l’Occupation, a joué un rôle décisif dans la sauvegarde et la restitution de plus de 60 000 œuvres volées par les nazis aux familles juives et aux institutions publiques. Ces œuvres, marquées du sigle « R » pour « récupération », restent aujourd’hui encore confiées aux musées nationaux, en attente de retrouver leurs propriétaires légitimes.
Un demi-siècle plus tard, la mission présidée par Jean Mattéoli a renouvelé la réflexion sur la restitution et l’indemnisation. Elle a conduit, par un décret du 10 septembre 1999 , à la création de la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), instituée sous l’impulsion du discours prononcé par le Président Jacques Chirac le 16 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’.
Dès l’origine, sa mission repose sur trois idées qui en résument l’ambition : rappeler, restituer, indemniser.
Elle a été conçue pour examiner les demandes formulées par les victimes ou leurs ayants droit, et pour proposer, au terme d’un travail approfondi, des recommandations permettant d’apprécier la réparation adéquate des spoliations subies.
En 2018 , ses attributions ont été élargies : la commission a alors été chargée de conduire directement les recherches relatives aux biens culturels spoliés, témoignant de l’évolution d’un contentieux passé des restitutions de masse aux restitutions d’œuvres d’art et d’objets patrimoniaux, dont l’identification requiert aujourd’hui une expertise de plus en plus fine.
Cette dynamique a conduit le législateur, en 2023, à adopter, à l’unanimité, une loi-cadre permettant de déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques lorsque la restitution d’un bien culturel est nécessaire. Le décret de 2024 est venu compléter ce dispositif, en élargissant les capacités d’action de la commission et en confirmant la pérennité de son rôle.
La commission, placée auprès du Premier ministre, occupe ainsi une place singulière dans notre paysage institutionnel : elle offre une véritable parole au requérant, s’appuie sur des archives nombreuses et protectrices, et surtout, émet ses recommandations à la fois en droit et en équité, une spécificité essentielle que le premier président Drai soulignait avec force. Cette prise en compte de l’équité est nécessaire dans un domaine où les dossiers sont souvent chargés d’une dimension humaine et mémorielle particulièrement forte.
Il existe, par ailleurs, un lien étroit, presque organique, entre la commission et la Cour de cassation. Selon ses statuts, la commission est toujours présidée par un magistrat de la Cour. Le premier fut le Premier président Drai. Aujourd’hui, elle est présidée par Madame Dreifuss-Netter, magistrate honoraire à la Cour de cassation, et plusieurs magistrats de la Cour en sont membres tels Alain Lacabarats, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, membre du collège délibérant mais aussi Madame Bénédicte Vassallo-Pasquet, première avocate générale à la Cour, qui assure le rôle de rapporteure générale.
En outre, la commission est composée de conseillers d’Etat, de conseillers maîtres à la Cour des comptes, assurant la représentation de toutes les Cours faîtières ainsi que de professeurs d’universités et de personnalités qualifiées illustrant la diversité de ses membres .
Comme le relève son rapport d’activité 2024, la commission a enregistré plus de 25 000 demandes d’indemnisation et a permis la restitution de plusieurs biens culturels, témoignant de l’effectivité de son rôle.
Par ailleurs, la commission travaille étroitement avec la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS), créée en 2010 sous l’égide du ministère de la culture pour renforcer les travaux d’identification des œuvres concernées.
Ces initiatives successives témoignent de la constance de l’action publique en matière de restitution et de la volonté de garantir l’effectivité du droit.
L’ordonnance de 1945 n’a pas seulement posé les bases d’un régime juridique cohérent : elle continue de produire des effets concrets dans des contentieux contemporains.
En 2020, la Cour de cassation a confirmé la restitution du tableau de Pissarro, La Cueillette des pois, à des ayants droits, rappelant que l’ordonnance du 21 avril 1945 protège le droit de propriété des victimes de spoliation, y compris à l’égard des acquéreurs ultérieurs, même de bonne foi.
La même année, la cour d’appel de Paris a ordonné la restitution de trois œuvres de Derain aux descendants de la famille spoliée, considérant que les ventes intervenues pendant l’Occupation constituaient des ventes forcées au sens du texte.
Ces décisions illustrent la vigueur d’un texte qui, malgré son ancienneté, conserve toute sa portée normative. Elles montrent aussi que le juge demeure le garant de l’application fidèle de l’ordonnance, dans le respect des principes de légalité et de sécurité juridique.
L’actualité en témoigne encore avec une décision rendue par la première chambre civile de la Cour de cassation, le 26 novembre dernier, qui fera l’objet de développements lors de la deuxième table ronde de cette matinée.
De nouveaux défis apparaissent encore : la recherche de provenance, souvent complexe, la détermination des ayants droit, la conciliation entre restitution matérielle et indemnisation, la coopération entre institutions nationales et étrangères. C’est d’ailleurs un point soulevé récemment par la Cour des comptes dans son rapport publié en septembre 2024, consacré à la « Réparation par la France des spoliations de biens culturels commises entre 1933 et 1945 » .
Ces enjeux relèvent non seulement de la mémoire historique mais aussi de la bonne application du droit positif, de l’équilibre entre sécurité juridique et exigence de justice. Ils traduisent l’évolution d’un contentieux qui, s’il plonge ses racines dans l’histoire, mobilise désormais les outils contemporains d’analyse, d’expertise et de preuve.
L’ordonnance du 21 avril 1945 illustre la permanence d’un principe fondamental : le droit a vocation à rétablir l’ordre juridique lorsqu’il a été altéré, mais aussi à entretenir la mémoire de ceux qui ont souffert de son effacement.
En réunissant aujourd’hui juristes, magistrats, professeurs et chercheurs, ce colloque offre l’occasion de revisiter les fondements de cette ordonnance et d’en apprécier la portée actuelle. Par ailleurs, la présence d’un rescapé de la rafle du 5 novembre 1942 , Monsieur Pierre Saragoussi, que je salue, donne à cet événement une portée mémorielle particulière.
En cette année de commémoration de libération des camps, et à l’occasion de l’anniversaire de ce texte, je souhaite remercier la commission d’indemnisation des victimes de spoliations pour son rôle déterminant dans l’organisation de cette journée, et plus particulièrement les Professeurs Charles-Edouard Bucher et Xavier Perrot, à l’initiative de ce colloque.
Je vous remercie et vous souhaite d’excellents travaux.
Télécharger l'allocution d'ouverture au format PDF :
Allocution d'ouverture de M. Christophe Soulard
Allocution de M. Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation, prononcée le 4 décembre 2025 en ouverture du colloque "Justice et biens spoliés : 80 ans après l’Ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945".
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Crédits photo : 2025, Cour de cassation
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